76
Pendergast fit courir le rayon de sa lampe sur une montagne d’objets hétéroclites avant de l’arrêter sur un mur de granit aux joints de mortier apparents qu’il reconnut immédiatement.
Alors seulement il s’intéressa au capharnaum dont était envahi le sous-sol. Un obélisque égyptien en plâtre gisait à côté des restes d’une tourelle médiévale en contreplaqué, avec ses créneaux et ses mâchicoulis. Au milieu d’un amoncellement de statues en plâtre stockées comme des stères de bois, Pendergast reconnut des copies de petite taille du David de Michel-Ange, de la Victoire de Samothrace et du Laocoon, bras et jambes entremêlés. Un peu plus loin, le faisceau de la torche balaya successivement un requin en fibre de verre, une série de squelettes en plastique, un totem primitif taillé dans du polystyrène et un cerveau humain en caoutchouc dans lequel étaient gravées des empreintes de dents.
Il traversa lentement le bric-à-brac dont le volume l’empêchait de deviner les dimensions réelles des souterrains dans lesquels il se trouvait. Tout en avançant silencieusement au milieu de cette forêt d’accessoires de cinéma, il dirigea sa petite lampe vers le bas et constata que le sol de béton était anormalement propre, preuve qu’Esteban fréquentait régulièrement les lieux.
Pendergast s’enfonçait toujours plus profondément au milieu de ce débarras hollywoodien, découvrant au fur et à mesure de nouvelles salles, dont les ramifications devaient s’étendre bien au-delà des fondations de la maison proprement dite. Chaque recoin, chaque niche, chaque alcôve recelait des objets dans un état de décrépitude plus ou moins avancé, provenant à n’en pas douter des superproductions historiques qui avaient fait le succès d’Esteban. Ces couloirs qui s’enfonçaient sous terre à l’infini avaient dû appartenir autrefois à une demeure beaucoup plus importante que celle qu’occupait actuellement le producteur.
Ce dernier n’allait pas tarder à rentrer, si ce n’était déjà fait, et Pendergast n’avait pas une minute à perdre.
Il pénétra dans un ancien saloir dont les jambons et autres salaisons avaient laissé place à une chaise de toiture, une potence, plusieurs billots, ainsi qu’une guillotine particulièrement réaliste dont le panier était rempli de têtes de cire coupées, yeux ouverts et langue pendante.
Au fond de la dernière salle, il découvrit une porte en fer entrouverte. Il poussa le battant couvert de rouille et constata qu’il pivotait silencieusement sur des gonds parfaitement huilés. La porte s’ouvrait sur une galerie étroite qui s’enfonçait dans l’obscurité. Pendergast crut un instant que le tunnel avait été creusé dans le sol jusqu’à ce qu’il approche ses doigts du mur et constate qu’il s’agissait de plâtre artificiellement bruni pour imiter la terre. Encore un décor de cinéma. À en juger par son orientation, le souterrain devait conduire à la grange, ainsi que le voulait la mode dans les fermes de la région au XIXe siècle.
Pendergast sonda la galerie avec le rayon de sa lampe. Le plâtre s’était effrité par endroits et laissait apparaître des murs de granit semblables à ceux du sous-sol de la maison principale, les mêmes que dans la vidéo de Nora.
Il s’avança prudemment en voilant la lumière de la torche avec sa main. Si Nora était bien retenue prisonnière ici, comme il le pensait, les sous-sols de la grange constituaient la cachette la plus vraisemblable.
Esteban se glissa à l’intérieur de la grange en passant par une petite porte et s’avança sur la pointe des pieds. C’est là, dans cette odeur de paille et de vieux plâtre, qu’il conservait à grands frais les décors de ses nombreuses productions, pour des raisons sentimentales qu’il n’avait jamais pu s’expliquer. Comme souvent au cinéma, il s’agissait d’accessoires construits à la hâte avec un peu de colle et des bouts de ficelle, tout juste assez solides pour durer le temps d’un tournage. La plupart étaient en piteux état, ce qui ne l’empêchait pas d’y tenir comme à la prunelle de ses yeux et de refuser de les voir partir à la benne. Il avait passé ici des soirées mémorables, un verre de cognac à la main, à les toucher et les admirer en savourant le souvenir de ses heures les plus glorieuses.
Aujourd’hui, les objets stockés sous ses pieds allaient servir à ralentir la marche de son ennemi tout en permettant à Esteban de le surprendre.
Le producteur traversa le labyrinthe de ses vieux décors jusqu’au fond de la grange où se trouvait une porte en fer dont il fit coulisser le verrou. L’escalier qui s’enfonçait dans la fraîcheur et l’obscurité conduisait aux anciens sous-sols qui servaient autrefois à entreposer les fruits et les légumes, les fromages, les salaisons et la cave à vin de l’hôtel qui se dressait jadis sur la propriété. Toutes ces pièces étaient désormais réservées aux précieuses collections d’Esteban, à l’exception de l’ancien garde-manger dans lequel il avait enfermé la fille.
Tout à fait à l’aise dans ce labyrinthe familier, Esteban se dirigea d’un pas sûr à travers les obstacles sans recourir à sa lampe de poche. Quelques instants plus tard, il atteignait l’entrée de la galerie reliant la grange à la maison. Là, il alluma une petite torche LED dont la lumière bleutée fit apparaître les faux murs en plâtre qui avaient servi au tournage de La Cavale de Sing Sing. À quelques mètres de là, un morceau de contreplaqué fixé au plafond était relié à un petit levier dissimulé dans un creux du mur. Le mécanisme lui-même était d’une simplicité enfantine et fonctionnait grâce au poids de la plaque. Au cinéma, on dit souvent que plus un accessoire est simple, moins il a de chance de tomber en panne au moment crucial où la vedette, enfin sobre, est prête à tourner. Par curiosité, Esteban avait testé le bon fonctionnement de l’appareil quelques mois plus tôt, et il avait pu constater qu’il marchait aussi bien que le jour où avait été tournée la scène la plus inoubliable d’un film qui avait failli lui valoir un Oscar.
Esteban repensa la mort dans l’âme à cette soirée où ses espoirs s’étaient envolés, puis il éteignit sa lampe et tendit l’oreille. Gagné !Le bruit ténu des pas de l’inspecteur traversa le silence. Cet idiot n’allait pas tarder à regretter sa curiosité. Mais comment le malheureux, si intelligent fut-il, aurait-il pu se douter de ce qui l’attendait ?